Les Émigrants d’après W.G. Sebald

Mise en scène Krystian Lupa. Odéon Théâtre de France (13 janvier / 4 février 2024)

(photographie Simon Gosselin)

(mise en scène Krystian Lupa. Théâtre de l’Odéon, du 13 janvier au 4 février 2024( Avec : Pierre Banderet, Monica Budde, Pierre-François Garel, Aurélien Gscswind,, Jacques Michel , Mélodie Richard,Laurence Rochaix,Manuel Vallade, Philippe Vuileumier.

S’il y a un « univers » de Lupa, il ne se présente pas à l’image d’un monde complet et achevé à la manière d’un tableau. Il s’agit d’un monde proliférant, toujours à créer et à inventer à la manière du pays de Juskunia dont, enfant, il se plaisait à remodeler les plans selon une cartographie sans cesse remise en question et dont il se voulait le seul à détenir la clé.

Des quatre épisodes des Emigrants de Sebald , il n’a retenu que ceux concernant Paul Bereyter et Ambros Adelwarth. Chacun de ces personnages erre autour d’un traumatisme ou d’une sorte de trou noir dont il suit les contour sinueux à la manière de ce que Fernand Deligny eût appelé une «ligne d’erre». Plutôt qu’à un enchaînement logique ou psychologique déterminé, il semble obéir à un tropisme, tel celui qui commande l’envol des oiseaux migrateurs ou la quête instinctive du chien à la recherche de sa route . Ainsi, tourne-t-on autour d’un vide ou d’un point aveugle que Lupa, dans Le Procès, évoquait métaphoriquement sous les figures de l’irregardable Méduse, du Minotaure ou de ce qu’il désignait comme l’Innommé point d’horreur du fascisme et de la Shoah

Dans Les Emigrants de Sebald, Paul Bereyter et Ambros Adelwarth entretiennent ainsi un rapport singulier et paradoxal à la judaïté et à la Shoah . Un élan d’empathie informulé porte Paul Bereyter vers l’existence menacée de sa collègue juive Helen Hollaender. De même, une intrigue dont on devine le caratère homosexuel, se noue entre Ambros Adelwarth et le jeune héritier juif américain Cosmo Solomon .

Un film vidéo nous montre d’abord Paul (Manuel Vallade) s ‘allongeant dans les herbes folles entre les rails de ligne de chemin de fer apparemment désaffectée. Ses gestes méticuleux pour retirer sa montre et se caler entre les traverses, semblent relever d’un ètrange rituel. On ne sait si ce vagabondage entre les rails relève de ces innovations pédagogiques de l’instituteur qu’admira Sebald enfant. Plus tard, une brève notice nécrologique du journal de S. avertira Sebald du suicide de Paul qui s’est jeté sous les roues d’un train.

La scène s’ouvre alors sur les rangées de pupitres de l’école de S. qu’investit une troupe d’écoliers tapageurs bientôt relayés par une nouvelle séquence filmée . Où n reconnaît un extrait de La Classe morte, hommage à Tadeusz Kantor en qui Lupa a jadis salué un second maître.

On assiste ensuite à la querelle improvisée entre Paul et sa collègue Helen (sensible et combative Mélodie Richard). On apprend enfin la disparition d’Helen déportée par «convoi spécial» vers Theresienstadt pour une destination inconnue et sans retour.

De son côté, Paul radié de l’enseignement en 1936 pour cause d’une lointaine ascendance hébraïque est mobilisé dans les troupes motorisées du Reich. Il parcourt une Europe dévastée où, dit laconiquement Mme Landau (Monica Budde), «il aura vu plus que tout homme ne peut retenir.» Démobilsé en 1945, il regagne S. où il se jette sur les rails de la voie ferrée par laquelle Helen a rejoint la nuit et le brouillard.

Indifférent à l’insondable mélancolie qui affecte les autres exilés «américains» de sa famille, Ambros Adelwarth quitte l’Allemagne l’Amérique où il passe au service du jeune et fortuné juif Cosmo Solomon (Aurélien Gschwind) avec qui il entame une relation homosexuelle.

À la suite de l’extravagant héritier, Ambros parcourt le monde de Long Island à Jérusalem, de parties de polo en acrobaties aériennes, de tables de casinos en champs de courses. Au terme de ce périple odysséen il ne regagne New York Ithaca que pour se laisser mourir entre les murs mêmes de l’asile où, vingt ans plus tôt, s’est éteint son compagnon. La vidéo suit alors la lente pérégrination des deux hommes ostensiblement vieillis (relayés par Jacques Michel et ) à travers les couloirs en ruine de l’asile d’Ithaca, qui ne sont pas sans rappeler l’errance du Stalker de Tarkovski. Rivés au fauteuil ils se livrent docilement , tels les condamnés de La Colonie Péntentiaire, aux séances d’électrochocs qui les épuisent peu à peu.

Suicide et folie scellent ainsi le temps des deuils longtemps différés. Tout semble obéir aux pulsations de ce temps qui tantôt s’étire et tantôt se resserre pour exhiber les failles et déchirures de ces existences dévastées. Car rien ne procède ici du point de vue surplombant de l’auteur ou du metteur en scène. Lupa dit avoir emprunté à Sebald le principe de l’écrivain «en retrait». En effet, ni Paul Bereyter, ni Ambros Adelwarth ne parlent ou n’agissent en première personne. Leurs parcours respectifs se réduisent aux témoignages lacunaires de Lucy Landau (Monica Budde), de la Tante Fini (Lucie Rochaix) ou du Docteur Abramsky (Philippe Vuilleumier.)

Plutôt qu’il ne s’attarde aux circonstances extérieures qui déterminent une destinée, Lupa explore l’énigme d’un silence et les méandres d’un exil intérieur. Il s’agit donc moins de raconter une histoire passée que de créer un événement au présent en le construisant de l‘intérieur; moins de susciter, à la manière de Kantor, la présence intervenante du metteur en scène que d’en convoquer le double  sous la figure kabbalistique d’un Dibbouk .

Lupa n’entend pas restituer littéralement la parole empruntée à la partition écrite de Sebald. ll s’ingénie à faire émerger du corps et de l’imagination de ses interprètes ce qu’il nomme un «paysage». La réalité onirique du «paysage» ainsi produite par l’improvisation donne accès à un autre texte inédit qui transgresse la forme écrite du récit pour opérer, dit-il , «la transmission silencieuse de ce qui dépasse les mots et le langage.»

Le cube scénique conçu pour les Émigrants ne constitue pas un cadre ou un réceptacle du drame de ces vies en lambeaux. Projections filmées, modulations de lumière et utilisation virtuose de transparents font se succéder comme des couches sédimentaires murs délabrés, papiers peints, hautes fenêtres empoussiérées qui exhibent les stigmates d’un passé révolu. L’espace se double peu à peu d’un espace mental peuplé de revenants surgis des limbes et dotés d’une vie indépendante.

Lupa se réclame en quelque sorte d’un texte inédit qui excède les codes ordinaires de la représentation. La mise en scène appelle alors un autre récit, en marge de l’existence réelle de personnages fantomatiques tirés des limbes. C’est ce qui fait de cette mise en scène de Lupa plus qu’une représentation ; un acte consistant à faire surgir des présences autres: un théâtre de revenants pour ainsi dire .

Car tous reviennent, Paul, Helen, Cosmo, Ambros et les autres protagonistes. A commencer par Sebald lui même (excellent Pierre Banderet) poursuivant son enquête auprès des quelques survivants et témoins de ce passé révolu. A l’écoute des silences de Sebald, Lupa autre Charon, semble alors reconduire ces ombres parmi nous, afin qu’elles y poursuivent clandestinement leurs dialogues silencieux et renouent le cours de leurs existences déchirées.

C.D

Andromaque de Racine

Mise en scène : Stéphane Braunschweig Odéon Théâtre de l’Europe Andromaque de Jean Racine, mise en scène et scénographie de Stéphane Braunschweig. Avec Pierrick Plathier, Jean-Baptiste Anoumon, Alexandre Pallu, Jean-Philippe Vidal, Bénédicte Cerutti, Boudaïna El Fekkak, Chloé Réjon, Clémentine Vignais. Costumes, Thibault Vancraenenbroeck, lumière Marion Hewlet, … Continuer la lecture de Andromaque de Racine

Par autan

Mise en scène François Tanguy

Avec : Fröde Bjørnstad , Samuel Boré , Laurence Chable , Martine Dupé , Erik Gerken , Vincent Joly , Anaïs Muller.  François Fauvel lumières , Éric Goudard, Création son, Julienne Rochereau Régie lumière, Emmanuel Six Régie son Typhaine Steiner, lumière, scénographie François Tanguy, photographie Jean -Pierre Estournet.

J’ai découvert François Tanguy en 1988. Convié à parler du Jeu de Faust à un public d’enseignants dans le cadre des Options Théâtre nouvellement  créées  par Jack Lang, il s’est glissé silencieusement dans notre petit cercle. Peu d’entre nous  le connaissaient et, pour  la plupart, nous  ignorions  tout de l’aventure du Radeau et de la Fonderie du Mans.  Peu disert sur « son » Faust » et, quand bien même nous lui tendions la perche, Tanguy ne cita  guère Marlowe ou Goethe. Aux discours dramaturgiques, il préférait recourir à un livre ou à une musique.

Il  parla donc d’autre chose ( Ainsi de René Char dont on venait d’apprendre la disparition). Toutes références culturelles ravalées, Il ne restait plus qu’à aller y  voir de plus près

Ce fut le Chant du bouc, l’émerveillement, de Choral, des Cantates, de Bataille du Tagliamento et de la plupart des spectacles qui ont suivi. Face à ‘expérience surprenante qui bouleversait toutes nos habitudes de spectateurs accoutumés à la littérature dramatique. Il fallu bien commencer à se demander quelle force énigmatique  jetait sur le plateau ces étranges silhouettes affairées,  balayait cimaises et cadres manipulés à vue; quel souffle relayait chuchotements et bavardages qui nous parvenaient de quelque fragile Babel; quels idiomes entrecoupés  de soudaines bouffées musicales nous atteignaient jusqu’à la moelle.

Le vent  avait déjà commencé à souffler qui  soulevait légèrement les lais de papier peint des murs et menaçait les fragiles équilibres  de corps, de meubles, de cadres, de rideaux  et de cimaises en mouvement.

On ne sait trop quelles cimes, quelles vallées a parcouru  François Tanguy. Mais on sait qu’avec l’équipe du Radeau,  il  comptait au nombre de ses compagnons de route Shakespeare, Kafka , Kierkegaard, Nietzsche,  R. Walser, Gaston Bachelard et tant d’autres; Que de Bach à Ligeti,  il savait faire appel  à des musiciens  que ne rebutait  pas le recours à la fanfare et  aux danses folkloriques.

En décembre  2022, la presse annonçait la disparition soudaine de François Tanguy à l’orée des premières représentations de Par autan à Gennevilliers.

Il manque, il va manquer terriblement.

Par autan c’est d’abord le bric-à-brac de cet étrange grenier à peine délimité par de fragiles cloisons de bois , des châssis et des fenêtres qui ne s’ouvrent sur aucun dehors.  Une voix s’élève pour évoquer  les eaux calmes du  Léman,  l’impassibilité des montagnes et des glaciers soustraits à l’artifice de tout  décor.

 Cela commence dans  l’immobilité muette  des corps et du fouillis des accessoires:  téléphone, matériel de projection et autres objets de brocante qui sont relégués là.  Une hermine naturalisée  se tient au milieu de la grande table dressée sur toute l’ouverture du plateau, en attente d’on ne sait quel banquet. On discerne un piano en souffrance. Une sorte de glissière en pente douce court à la lisière de la scène. 

Assise sur une sommaire chaise de cuisine une femme semble fixer quelque point aveugle par-delà  la  ligne d’horizon que dessinent les rangées  de spectateurs. Sur sa droite, face à un miroir opaque qu’aucun reflet n’anime, on discerne une silhouette  chapeautée, à l’apparence de pantin sans vie qui semble empruntée au théâtre de Kantor.

Comme souvent chez Tanguy, c’est du dedans même de ce univers de brocante que l’espace sans au delà ni perspective s’ouvre, se creuse et prend vie ;  que la stase initiale fait bientôt place au ballet des châssis et des cadres manipulés à vue.  On rafistole,  on accroche e sommairement ici et là de pauvres chromos , tandis qu’accrochée de guingois en fond de scène,  la Danse paysanne de Brueghel  semble rivaliser  avec l’immobilité ambiante.

La femme se lève et sort  lentement tandis que sa voix poursuit seule une histoire,  un conte qui parle d’une princesse prisonnière de la tour où un lion secoue  ses chaînes. Surgit alors un chevalier traînant la longue rapière avec laquelle il  triomphe rapidement de quelques fantoches dont les cadavres  s’abattent lourdement à la lisière d’un petit rideau latéral. Bientôt comme dans un jeu d’enfants,  les morts se relèvent pour participer à une toute autre histoire qui, à ce qu’il semble-t-il, a déjà commencé .

Ce sont les quelques joyeux convives de la Noce de Tchékhov  qui accompagnent la jeune mariée en robe de  tulle blanc dont on célèbre les épousailles avec  un vieux  général  caricatural et rondouillard. S’enchaînent selon l’usage  toasts, rodomontades du général, défilé de silhouettes replètes, larmes et conseils de la mère et pâmoisons  de l’épousée dans une folle pantomime qui  vire bientôt  à la querelle de famille. 

C’est alors que, selon Robert Walser, « comme pressé d’annoncer un malheur, un vent de tempête fait irruption et ne trouve pas  la sortie. » Vent de colère balayant  tout sur son passage, une puissante soufflerie gonfle brusquement les  rideaux de scène, dont elle fait furieusement cliqueter les anneaux.

 L’autan est le nom de ce vent puissant qui, comme soustrait aux lois et prévisions météorologiques,  se mue en bourrasque,  en pure  puissance dynamique.  Ainsi dit Bachelard dans  l’Air et les songes : « Le vent, dans son excès, est la colère qui est partout et nulle part, qui naît et renait d’elle-même, qui tourne et se renverse…  Il n’a toute sa puissance sur l’imagination que dans une participation essentiellement dynamique. » 

Sans doute le vent n’offre-t-il pas ici la matière d’une métaphore commode.  Il nous  renvoie à une expérience singulière du théâtre conçu  comme un  champ de forces,  un espace  autonome qui se modifie, se raréfie ou se densifie au rythme de sa respiration propre.

Ainsi,  paroles,  musiques et  corps humains se bousculent, se télescopent et permutent pour faire naître,  au prix de surprenantes métamorphoses, toute une galerie de figures  à la manière des « cadavres exquis » surréalistes.

François Tanguy n’a pas renoncé à puiser dans ses réserves   le grotesque et le merveilleux, à user de toutes les ressources d’un humour dont il ne s’est jamais départi.  Dans ce carnaval spasmodique  chaque protagoniste s’empare au hasard des fripes que  déverse en vrac depuis les cintres la manne d’une panière à costumes. Tandis qu’une cantatrice erre à la recherche de sa voix, les corps eux-mêmes sont livrés à d’étranges mutations.   Les perruques juchées à la diable sur les têtes  forment de fragiles  édifices,   fixées de travers, fausses barbes et moustaches menacent  à tout moment de se décoller

Émergeant d’un divan en fond de scène, le Prince de Hombourg  lève  ce qui semble un membre fantôme qu’il chausse,  en vue d’on ne sait quelle bataille, d’une hautes cuissarde. Plus loin, quatre sbires se serrent  étroitement sur un petit banc. Jusqu’à ce que,  d’une légère poussée latérale, l’entrée d’un  cinquième larron provoque l’éjection burlesque  du  premier de la file. Dans un extrait de  Richard III, l’assassinat de Clarence s’agrémente des réparties clownesques de ses deux meurtriers.

Ainsi textes musiques lumières et corps convoqués par Tanguy n’esquissent pas un horizon de sens arrêté. De même, ce qu’on a parfois hâtivement désigné comme un « théâtre d’images » ne consiste pas en un défilement de figures closes porteuses de sens. Ne délivrant nul message.   Rompant le fil continu d’une intrigue conduisant au cul de sac d’un dénouement, tout se plie  à cette bourrasque qui rebat les cartes, dérange l’immobilité initiale des figures. L’autan arrache des mains des protagonistes les feuillets de la partition écrite qu’on identifie au passage, il reconfigure  le dessin  des physionomies et l’enchainement des séquences.

A rebours d’une dramaturgie du texte écrit, c’est une poétique du fragment qui naît peu à peu; une scénographie inédite qui se refuse à l’espace clos du naturalisme théâtral. On retrouve, comme livré aux caprices de ce que Maurice Maeterlinck appelait  « l’immensité mouvante ». ce qui pourrait être le cabanon délabré de la Ruée vers l’or. qui glisse et résiste coûte que coûte à la bourrasque qui le fait osciller sur la pente de l’abîme.

C’était un samedi (Μέρα Σάββατο )

Textes Irène Bonnaud, Joseph Eliyia, Dimitris Hadzis. Mise en scène Irène Bonnaud. Avec Fotini Banou (jeu, chant). Scénographie sculptures Clio Makris. Lumière Daniel Levy. Collaboration artistique Angeliki Karabela, Dimitris Alexakis Traduction grecque Fotini Banou. Régie générale Yannis Zervas. Photographie de Nicolas Larcourrèges.



Le samedi 25 mars 1944, jour de Shabbat,  la totalité de la population juive de la petite ville de Ioannina fut raflée par les nazis et embarquée pour un voyage sans retour vers  Auschwitz-Birkenau.
On rapporte qu’une première fois  déportés et promis à l’esclavage sous le règne de l’Empereur Titus, après la destruction du Temple de Jérusalem, les juifs naufragés avaient trouvé refuge en Epire (d’où leur appellation de « Romaniotes »).  En 1944, la population juive de Ioannina s’élevait à environ quatre-mille âmes dont une poignée a survécu.
Insensiblement, l’actrice et chanteuse Fotini  Banou se glisse parmi la vingtaine de figurines de terre cuite réalisées par Clio Markis. Elle les déplace, les étreint délicatement, leur rend leur identité de petits boutiquiers, de femmes de ménage, de poètes et de gamins des rues.   Sa voix chaude et puissante les enveloppe, alternant berceuses et couplets  révolutionnaires, mêlant le grec  aux complaintes byzantines et judéo-espagnoles.
 Leurs silhouettes immobiles se découpent sur le mur de fond où sont projetés les textes  surtitrés  en français. Elles sont là, figées tels les les passagers en attente sur le quai d’un chemin de fer pour  enfants.  On en resterait là si, entrecoupée par les éructations d’un discours nazi, une projection animée  au raz du plateau ne venait semer soudain la panique  dans la fourmilière humaine.  
Il faut savoir gré à Irène Bonnaud d’avoir su faire appel aux témoignages des rares survivants recueillis en Israël, en Grèce ou aux USA ; d’avoir su s’inspirer des écrits de Dimitris Hadzis et  du poète Joseph Eliyia.
Ariane Mnouchkine,  qui accueille aujourd’hui ce spectacle, préfaçant naguère un ouvrage d’histoire du théâtre,  évoquait le petit théâtre du ghetto de Vilnö dont elle tenait le témoignage du dramaturge israélien Yosua Sobol : jour après jour, une femme anonyme modelait de minuscules  figurines de mie de pain prélevées sur sa maigre ration quotidienne qu’elle modelait. Elle animait ainsi son petit théâtre éphémère sous les yeux ébahis d’un public qu’elle savait  affamé et condamné à  terme.
Il faut célébrer ce théâtre du minuscule dont Irène Bonnaud et Fotini Banou restituent l’univers naïf et chaleureux.
De même que le déchirant petit  théâtre de Vilnö puisa  sa force emblématique dans la  folle volonté de résister malgré tout,  ce fut cette force désespérée qui anima les membres grecs du Sonderkommando qui, en aout 1944, sabotèrent  les crématoires d’Auschwitz  et parvinrent à faire parvenir clandestinement à l’extérieur quelques clichés soustraits à la nuit des chambres à gaz. Le spectacle s’achève sur le rappel  de cet épisode placé sous le signe d’une  indéfectible résistance.

 

(De Venise sauvée à Venise ensauvagée)

OTHELLO ou le Maure de Venise

De William Shakespeare

Mise en scène Jean-François Sivadier.AvecCyril Bothorel, Nicolas Bouchaud, Stephen Butel, Adama Diop, Gulliver Hecq, Jisca Kalvanda, Émilie Lehuraux.Texte français Jean-Michel Déprats. Collaboration artistique Nicolas Bouchaud, Véronique Timsit. Scénographie Jean-François Sivadier Christian Tirole Virginie Gervaise.umière Philippe Berthomé Jean-Jacques Beaudouin.. costumesVirginie Gervaise. SonÈve-Anne Joalland. AccessoiresJulien Le Moal. Assistante à la mise en scène Véronique Timsit.

Photographie Jean-Louis Fernandez.

Face à la menace turque, la République de de Venise  s’est dotée d’un redoutable bras armé en la personne du Maure Othello. L’alerte ne sera pourtant que de courte durée, jusqu’à ce que la tempête qui disperse  la flotte turque voguant au large de Chypre laisse le champ libre aux projets d’intégration  inédites du noir Othello (splendide Adama Diop qu’on a pu découvrir en Lopakhine de la Cerisaie dans la mise en scène  de Tiago Rodriguez).

Voilà donc Venise sauvée.

Auréolé du prestige de ses prouesses guerrières passées et quoique marqué du stigmate de sa négritude,  Othello n’en est pas moins salué en vainqueur .

a su gagner les faveurs de la noble et impulsive  Desdémone  qui , par amour, l’a  suivi jusqu’à  Chypre.

De retour  dans une  Venise apaisée au terme d’une expédition guerrière  qui a pris des airs de voyage de noces, Othello et Desdémone accostent.  La scénographie faite de cadres mobiles tendues  de bâches de plastique luisantes, dessine, dans les ors et les scintillements de l‘eau les méandres d’un luxueux  palais vénitien. C’est là  que Desdémone et Othello entendent filer le parfait amour.

Mais qu’on y prenne garde, ce pourrait être aussi,  à la manière d’un décor de Cocteau, le creuset des maléfices et des sortilèges.

Fille du sénateur Brabantio  (Cyril Bothorel , fantoche dérisoire qui parade en short de colonisateur anglais en ruminant son dépit de père  » trahi « )  Emilie Lelhuraux campe une Desdémone  qui  refuse d’en remettre sur son désir.  Sa ferme décision de se donner un époux de son choix et d’éconduire les prétendants triés  parmi les  meilleurs partis de la cité font d’elle une rebelle. a fortiori, l’élection d’un  sauveur  venu d’Afrique,  ne peut qu’alimenter  ressentiment et rumeurs complotistes.

Nicolas Bouchaud est Iago, l’enseigne d’Othello. L’œil brillant, et  prêtant l’oreille aux pires rumeurs qui courent sur ce curieux couple d’une patricienne et d’un ancien esclave noir.  Toujours aux aguets, il veille sur sa proie, s’active tel  le  diable qui, dit-on,  ne dort  jamais. Il  prévient d’ailleurs ouvertement son chef qu’ il y a quelque obscène secret, voire une indécence radicale, à exhiber ainsi ce qui a tous les airs d’une alliance contre-nature. La République ne peut qu’exclure à terme ce corps étranger qui est comme une épine fichée dans sa chair. 

C’est la splendide idée de Jean-François Sivadier de  tirer parti  de l’entremêlement des langues  dont et  tissé le babil amoureux d’Othello et de Desdémone .  Il use d’un tratagème analogue à celui auquel  recourt  Shakespeare dans Henri V : de  même  que la, fille du roi de France use plaisamment d’un charabia  approximatif pour parler la langue du vainqueur  d’Azincourt , l’interprète de Desdémone  recourt  aux quelques rudiments de langue Wolof qu’elle a appris de  son partenaire. 

 La  langue natale de l’acteur  d’origine Sénégalaise Adama Diop  croise ainsi  plaisamment  le texte de Shakespeare dans la version  de Jean-Michel Déprats.  Reste que c’est à la rencontre des corps et des  langues que s’attisent  les pires fantasmes racistes. C’est ce que laisse entendre le vieux Brabantio : pour qu’Othello ait pu séduire sa fille, il faut qu’il ait fait usage de   d’une de ces  « fortes mixtures qui agissent sur le sang. »

Tout se joue alors dans cet écart  d’une langue à  l’autre. C’est en tirant parti de cet écart entre-deux  langues, dans ce mixte de tendresse ,  ou de cette « mixture » que Iago peut invoquer le recours à  un tour de « magie  noire » dont l’homme africain est supposé détenir les secrets.  Drogue  ou sortilège,  la parole d’Othello trahit en lui l’étranger.  C’est ce qui rend le langage de l’autre, radicalement suspect. Mêlé au poison fantasmé de quelque philtre de contrebande, il se révèle irrecevable, inassimilable parce qu’elle n ‘est plus que la parole inaudible, du « sauvage », du « barbare » ou de l ‘animal 

Dans la grimace de sa jouissance perverse, Iago, agence les rouages de sa machine de guerre. boite à fantasmes et lanterne magique .  Sous le badinage galant des amants, elle hallucine les plus monstrueux accouplements  ; ainsi traduit-elle le simple badinage amoureuse en exhibition des  pires turpitudes et rabat les simples jeux amoureux sur la fornication la plus débridéee. Du même coup  il ne cesse de retourner la parole de l’autre en tous sens, pour n’en offrir à Othello que la version la plus défavorable et la plus équivoque.  Racisme et misogynie font alors bon ménage.

Machiniste et maître manipulateur des pires fantasmes, Iago- Bouchaud   peut glisser des plaisanteries les plus salaces, aux allusions à une sexualité « bestiale  » et de là, aux blagues les plus recuites sur…  « les femmes au volant. » De même qu’Il n’est jusqu’à l’innocente intercession de Desdémone auprès d’Othello en faveur de Cassio (Stephen Butel ) qui ne puisse être versée à charge , il n’est jusqu’au mouchoir dérobé par Emilia (Jisca Kalvanda) qui ne devienne la pierre de touche de l’adultère supposé. En habile prestidigitateur, Iago s’entend ainsi, note Daniel Sibony, à faire surgir sous les mots, la chose même. Livrée  au jeu abyssal de la traduction et de l’interprétation  paranoïaque, la pièce ne peut plus s’achever qu’en carnage.

 Au terme de cet ensauvagement de la langueconclu par un féminicide, c’est le  visage barbouillé de blanc de céruse et marqué des scarifications tirées d’on ne sait quel rite , qu’ apparaît finalement Othello. Dans le miroir déformant que lui  tend Iago, se concentrent tous les stigmates de la sauvagerie .

Si Venise tremble encore, ce n’est plus que du frisson mordoré des eaux réfracté sur ses murs.

De la Dernière Bande à Fin de partie de Samuel Beckett

la Dernière Bande Mise en scène de Jacques Osinski.Théâtre 14  (7 – 25 juin 2022
Avec Denis Lavant.
Lumières Catherine Verheyde,. Son Anthony Capelli, scénographie  Christophe Ouvrard,.Dramaturgie Marie Potonet.  

Fin de Partie Mise en scène de Jacques Osinski Paris Théâtre de l’Atelier (19 janvier- 5 mars2023.Avec Peter Bonke , Claudine Delvaux, Denis Lavant, Frédéric Leidgens. Chateauvallon-Liberté, scène nationale de Toulon (12 – 13 avril 2023)4

photographies : Pierre Grosbois

Cela fait déjà quelques temps que Jacques Osinski et Denis Lavant ont noué un compagnonnage fécond autour de l’œuvre de Samuel Beckett. C’est au Théâtre 14 dirigé par les excellents Mathieu Touzé et Edouard Chapot, que j’ai  pu découvrir La  Dernière Bande.

« Un soir, tard, d’ici quelques temps. » Tard,  trop tard peut-être pour renouer le fil d’une rêverie inachevée : « Je suppose que j’entends ces choses qui en vaudront encore la peine quand toute la poussière sera – quand toute ma poussière sera retombée.  Je ferme les yeux et je m’efforce de les imaginer. »

Derrière l’austère bureau encombré de cartons défraichis, entre  le « registre », l’épais dictionnaire et les bobines enregistrées  qui lui tiennent  lieu de prothèses mémorielles, un homme, myope et à demi  sourd,   émerge de la pénombre du  silence  à la recherche  de lui-même.

Yeux mi-clos,  aux aguets,  une main posée en visière sur le pavillon de l’oreille,  un doigt pointé sur la commande d’un  magnétophone à bandes,  il prend  une profonde respiration, comme au  sortir d’une apnée prolongée, tente de faire le point. Il calcule,  évalue la part d’ombre et de  lumière propices au petit cérémonial  auquel  il se livre à chacun de ses anniversaires : «  Le nouvel éclairage au-dessus de ma table est une grande amélioration.  Avec toute cette obscurité autour de moi  je me sens moins seul. (Pause) En un sens. (Pause.)  J’aime à me lever pour y aller faire un tour, pour revenir ici à…  (il hésite)  moi (Pause.) Krapp. »  

Denis Lavant  prête  à Krapp sa présence minérale, sa voix éraillée et  sa face burinée.  Il  se contorsionne, se fait les poches  d’où il tire successivement  une enveloppe froissée où il a consigné quelques notes vite abandonnées, un jeu de  clés commandant les tiroirs du bureau qui s’ouvrent curieusement face public. Piquant carrément une tête dans un des tiroirs,  il en extrait une  banane,  l’épluche, la caresse, s’en délecte du bout des dents.  Puis y  renonce  pour se rabattre sur une seconde banane  qu’il  fourre directement dans une autre poche.

C’est seulement au terme de cette pantomime silencieuse qu’il  entame d’une voix éraillée un soliloque  ponctué de ricanements  de jurons,  de quintes de toux et  du bruit sec des bouchons qu’il fait  sauter dans le coin sombre où il s’esquive.

Que recherche donc Krapp, aux prises avec l’écheveau d’un passé cabossé fait de plans de vie inaboutis, de résolutions trahies,  de repentirs inachevés   et d’une histoire d’amour avortée? S’agit-il de recoudre les bribes d’une existence  rituellement enregistrée année après année? S’agit-il de  la doter d’une « chute » ? 

Mais c’est peine perdue : la  Dernière bande  ne met pas un point final à   « l’opus magnum » ambitionné jadis.   La bobine tirée triomphalement d’une des multiples poches de Krapp ne vient pas  mettre un terme à son inépuisable entreprise d’archivage. Ce n’est pas de l’ultime enregistrement qu’il s’agit,  mais, comme aurait dit Deleuze, du pénultième, tel  le « dernier verre »  que prétexte l’ivrogne éternel assoiffé. De « chute » il n’en est d’autre possible que le dérapage contrôlé de Krapp sur la peau de banane  qu’il a négligemment jetée.

 «C’était  sans espoir  », conclut-il  de ses  histoires d’amour et de ses velléités  littéraires. Ainsi remonte-t-il  le courant d’une jeunesse désabusée et d’une maturité sans avenir ni postérité. Tout au plus  s’abandonne-t-il  à la rêverie d’une histoire d’amour révolue. Il procède par tâtonnements,   coups de sonde, remises en chantier et se livre  à un examen en forme de liquidation systématique:   « Viens d’écouter ce pauvre petit crétin pour qui je me prenais il y a trente ans, difficile de croire que j’aie jamais été con à ce point-là. Ça au moins c’est fini, Dieu merci. ». 

 « Fini, c’est fini, ça va peut-être finir ».  C’est par ces mots de Clov que s’ouvre Fin de Partie :

Le plan horizontal   de la table de la « turne » où Krapp soliloque  laisse alors place à la verticalité des hautes cloisons de bois clair de Fin de Partie. « Trou » « refuge » ou sorte de mastaba  percé d’une porte latérale et de deux fenêtres haut placées que ferment de petits rideaux,   c’est le séjour des cinq représentants d’une humanité en fin de course.  

L’état du monde répond à l’état des corps: Tandis que le monde semble livré au délabrement et  la désertification,  chaque corps  exhibe à quelque degré son état de  déglingue avancé.  Il y a Hamm (magnifique Frédéric Liedgens), tyran long   et sec.,  crachant le sang et  entrecoupant son discours  de bâillements et de soupirss, comme au sortir d’un profond sommeil.  Aveugle et  paralytique, cloué sur son fauteuilà roulettes, il  commande à coups de sifflet  les entrées et sorties de Clov, son fils adoptif, soumis à ses moindres caprices de vieil enfant tyrannique: Tandis que, de son côté, Clov,  (Denis Lavant) est en proie à une ’hyperactivité burlesque de l’esclave qui ne peut plus s’asseoir, Hamm, aveugle et privé de l’usage de ses membres  inférieurs  s’’essaie  parfois convulsivement, à l’aide d’une  gaffe à un simulacre de déplacement.  De son côté  Clov  s’affaire en claudiquant à diverses tâches dérisoires :  rafistolage  du chien en peluche de son maître ; extermination d’un intrus  rat, puce ou  morpion à grand renfort de poudre insecticide.  

 Vigie brinquebalante, Clov  est commis à l’observation du  monde dévasté où le gris domine.  Il grimpe, avec  la célérité et les contorsions sporadiques  d’un pantin désarticulé dont on viendrait  de remonter le ressort, jusqu’à l’une ou à l’autre des deux fenêtres..Parvenu au dernier degré de son escabeau chancelant, il écarte le mince rideau qui le sépare du dehors . Il  dresse  à l’usage de  son maître et comparse, le même  tableau d’un  paysage désolé qu’aucun soleil n’éclaire, qu’aucun cri de  mouette ne traverse, scrute, à l’aide d’une  longue vue,  un horizon où  nulle voile ne  dessine une ligne de fuite ou une échappée possible.

ll y a enfin, Nell et Nagg, (Sandrine Delvaux et Peter Bonke)  les parents de Hamm, tous deux victimes du burlesque accident de tandem qui les a relégués dans les poubelles en fond de scène.  Alternant doléances de vieux  enfants, en demande, qui d’un câlin, qui d’un biscuit, qui d’une dragée,  ils ne sortent que sporadiquement de leur somnolence et de leur vie végétative  pour se rejouer,  une fois encore, la comédie de l’amour, de la tendresse, des sanglots et  du deuil.

Il revient à Jacques Osinski  et à ses interprètes d’avoir porté une attention scrupuleuse aux  didascalies de Beckett. Elles confèrent au jeu des protagonistes, à leur gestuelle et  à leurs silences même, une  force qui  tend à soustraire l’œuvre à la tyrannie de la lettre du texte  et à la quête d’un  sens arrêté :

Hamm -Clov !

Clov (agacé) – Qu’est-ce que c’est ?

Hamm –On n’est pas en train de…signifier quelque chose ?

Clov – Signifier ? Nous, signifier ! Ah elle est bonne ! 

La part  laissée au silence et à un  jeu d’acteurs virtuoses excède toute tentative de réduire les propos des protagonistes au simple croisement de réparties métaphysiques  agrémentées de blagues usées. Rien dans  leurs échanges ne relève, comme on le prétend  parfois,  d’un simple  ping-pong théâtral. Plutôt que les motivations psychologiques, importent les variations d’intensité.  Autrement dit, Samuel  Beckett  n’écrit  pas, il biffe, il rature,  et son minimalisme opère comme un instrument de précision, un sismographe, plus que comme le véhicule d’un « « message » que rien ne  rattache à la vieille dénomination de « théâtre de l’absurde » Si ses personnages convoquent   les  puissances de la répétition, ce qu’il leur reste de pulsion de vie rejoint les soubresauts agonistiques et tragi-comiques d’une existence  qui n’en finit pas de finir. Rien ne se passe finalement, sinon que, comme dit Clov,  « Quelque chose suit son cours ».  

Fin de Partie est fait de ces minuscules mouvements  inertiels qui, de loin en loin, relancent  le jeu sans le mener à terme, sans aboutir à l’épuisement total des postures et des stratagèmes dérisoires auxquels il recourt.   Ni le projet de construction d’un radeau formulé par Hamm, ni les velléités  de fuite  ou de meurtre de Clov, ni l‘enlisement de Nell et  Nagg  ,  n’offrent l’horizon  d’un avenir, d’un  ailleurs ou d’un au-delà.  « Foirades » diriait Beckett.

Plutôt qu’elles n’indiquent une transcendance,  les hautes cloisons verticales de Fin de Partie dessinent   le puits sans fond d’un présent qui s’éternise. C’est de là que ce spectacle tire toute sa force.

LIEBESTOD

L’odeur du sang ne me quitte pas des yeux

Juan Belmonte

(Les noces mystiques d’Angélica Liddell.)

Liebestod – El Odor a sangre no se me quita de los ojos – Juan Belmonte – Histoire(s) du théâtre III. Durée : 1h50. Texte en espagnol surtitré en français, mise en scène, scénographie et costumes Angélica Liddell. Avec  Ezekiel Chibo ; Fabrice Le Rouzic ; Angélica Liddell ; Borje Lopez ; Gumersindo Puche ; Palestina de los Reyes
Lumière Mark Van Deness, son Antonio Navarro, Costumes Justo Algaba, Assistanat à la mise en scène Borja López, Production NTGent, Atra Bilis.

Création Festival d’Avignon 2021. Festival d’Automne Odéon Théâtre de l‘Europe 10-18 nov; Montpellier Domaine d’O.les 2-3 déc. 2022 .  Bruxelles Théatre de Wallonie, les 18-20 janvier. Théâtre de la Criée de Marseille les 9-11 février. 2023.

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« Quant à moi, je travaille, je continue à travailler en ayant l’envie de toréer, l’envie de toréer amoureuse, l’envie du taureau et du torero, l’envie de la mort, l’envie d’une autre histoire du théâtre. »

Angélica Liddell.

Nul besoin de se compter au nombre des détracteurs de la corrida ou des afficionados rompus aux codes de  la tauromachie pour reconnaître l’enceinte de bois, les cloisons des buurladores et la noire silhouette du taureau. Tout cela  nous renvoie nettement à l’espace de la corrida espagnole.

On sera sans doute surpris de voir  cet espace envahi par une troupe de chats fermement tenus en laisse par un colosse hirsute, torse nu et les reins ceints d’une longue jupe de femme, Les félins enragent, geignent, feulent et se débattent, toutes griffes dehors,  avant d’être rapidement escamotés par le personnage patibulaire qui les maitrise. Ce préambule paraîtrait inoffensif et dérisoire s’il ne faisait bientôt place à l’ombre menaçante  d’un  taureau de combat de dimension réelle, dont l’énorme masse noire se dresse, immobile, face à l’artiste-performeuse.

Vêtue d’une longue robe noire, Angélica Liddell entame alors une sorte de parade  faite d’invites et de provocations adressées au fauve figé, comme en arrêt avant la charge.  Elle en flatte le puissant garrot,  l’enlace le caresse et s’expose au coup de  corne qui la tuerait à coup sûr  si l’animal n’était un pur simulacre de théâtre.  Entre défi et  parade, elle passe de la  provocation à l’offrande amoureuse, dans une transe proche de  l’extase.

En même temps qu’elle s’expose et s’emploie à exciter contre elle la puissance aveugle du taureau, elle en appelle à la malédiction et aux invectives même du public: « Le public en a marre de tes hurlements, Angélica, marre de ta langue, du son de ta voix… » Elle proclame sa haine du théâtre, des esthètes, des acteurs, des actrices, et de tous les  ayant-droit; adolescents, « féministes, étudiants, écrivaillons, instagrammers sociaux-totalitaires de merde. »

Rien, pas même sa présence sur scène ne trouvant grâce à ses yeux, elle n’hésite pas à remettre symboliquement fin à sa propre existence.

Face à la bête immobile, elle esquisse, deux doigts pointés sur sa tempe,  le geste de se tirer un coup de révolver dans la tête. Puis elle s’assied, se  trousse et se lacère tranquillement les genoux, et les jambes, comme pour reproduire, à même son propre corps, les blessures infligées. à l’animal lâché dans l’arène.

Elle étreint et caresse le mufle du taureau, l’essuie d’un linge, comme pour y répéter  l’empreinte laissée par le visage du Christ sur le voile de Véronique. Les vapeurs d’encens, les blessures qu’elle s’inflige, le pain trempé de son sang qu’elle consomme en direct célèbrent le rituel d’une  communion eucharistique impure. Les stations  de la Passion s’y associent au rituel impie d’une sorte de messe noire. Le sang coule tandis que les litanies rauques du flamenco alternent avec une Cantate de Bach et que des bribes de refrains populaires se mêlent aux roulements de tambours des Saetas Santas.

Entre un char inspiré de quelque Auto sacramental baroque. Il  transporte la châsse de verre où, parmi les brassées de fleurs, gît le corps d’un jeune homme demi-nu qui exhibe les moignons d’un bras et d’une jambe sectionnés. Extrait de ce cercueil de verre où les chats ont trouvé refuge, le jeune mort est déposé entre les bras d’Angélica Liddell,  Nous assistons à ce qui pourrait être la mise au tombeau d’une figure christique dont elle s’improvise la Mater dolorosa. Elle le caresse et le berce, le couvre de ses cris et d ses lames..

L’artiste espagnole ne s’est jamais départie dans ses spectacles, du risque qu’elle associe à chacune de ses prestations. Indissociable de la tragédie, la beauté de la poésie resterait, selon elle, une simple forme sans force, pour peu qu’on en exclue ce que Michel Leiris désignait comme « la corne acérée du taureau. » Il s’agit donc de se tenir au plus près d’un danger qui, pour fictif qu’il soit, n’en réclame pas moins sa part de chair et de sang. Sur une table basse, sont ainsi disposés les accessoires d’une liturgie insolite : un pain, un verre de vin, un encensoir et des lames de rasoir requises par le rituel sanglant auquel elle a si souvent sacrifié dans ses précédents spectacles.

Qu’y a-t-il de fascinant dans ce face à face simulé avec le taureau immobile? Certes pas le petit cérémonial trop bien réglé de la corrida, . Tout tient dans l’instant où se joue l’épreuve d’une mort suspendue, toujours différée, entre l’estocade finale qui terrasse l’animal et le coup de corne fatal qui éventre le toréro.

C’est pourquoi Angélica Liddell ne reproduit pas les codes de la corrida, elle célèbre le souvenir, presque oublié de celui qui fut, avec Joselito, le légendaire fondateur de la corrida moderne : Juan Belmonte (1892 – 1962), Le mythe prête à Belmonte la réputation d’une pratique inédite de la tauromachie:l’équivalent d’une expérience spirituelle (« intérieure » aurait dit Georges Bataille,

Devenu « moderne », le public s’est rendu étranger à la tragédie. Il n’a plus d’yeux que pour la mise à mort et l’abattage en série des bêtes livrées à la boucherie. C’est ce que déplorait déjà le poète, dramaturge et admirateur de Belmonte, Valle-Inclan: « Si notre théâtre avait le frisson des corridas, il serait magnifique. S’il avait su transposer cette violence esthétique, ce serait un théâtre héroïque comme l’Iliade. Comme il en est dépourvu, il est aussi antipathique que tous les codes, de la Contitution à la Grammaire. »

C’est pourquoi, si elle revêt  « l’habit de  lumière » qui ressuscite  la silhouette androgyne du toréro, Angélica Liddell n’en singe pas pour autant l’art, les feintes,  passes et esquives. Elle invoque, de façon blasphématoire le drap « trempé de sang et de sperme » de ses noces mystiques. En célébrant le mystère du « sang de Jésus mêlé au lait de Marie. » Elle entend témoigner d’un art souverain qui n’a laissé quasiment aucune image ni aucun film. Belmonte, dit-elle,  ne toréait que « de nuit ».

Cependant, le démembrement et les mutilations infligées au corps meurtri du taureau et du toréro ne se réduisent pas au spectacle sanglant.de la corrida. Ils appellent l’avènement d’un autre corps. Par delà les stigmates de la dépouille promenée dans son cercueil de verre, se dessine l’ébauche de ce qu’Artaud nommait un « corps sans organes ».

Entre le corps glorieux sur le sable de lar et la célébration de ce « corps sans organes »,,Angéla Liddel prête au toréro la danse toute spirituelle et quasi invisible d’un ange: « Qui a dit qu’il fallait avoir des jambes pour toréer ? Oublier qu’on a un corps, c’est la seule chose qu’il faut pour toréer (…) La seule façon de se libérer de la mort est de la désirer. Il faut offrir vaillamment au destin l’endroit par lequel il pourra nous blesser.» Fidèle à cette vocation sacrificielle et mystique, désespéré d’être épargné par la corne du taureau,  Juan Belmonte ait terminé sa vie en se tirant une balle dans la tête.

Liebestod (la mort d’amour) emprunte son titre à l’air final du Tristan et Iseut de Richard Wagner. C’est ce chant déchirant qui monte finalement, réunissant les corps sans vie des amants et la dépouille du  taureau sacrifié dans l’arène.  Ainsi, Angélica Liddell  apparait-elle entre les deux  moitiés de la carcasse écartelée et sanguinolente de l’animal écorché. Cette image n’est pas sans rappeler  des chairs lacérées écartelées de Dionysos ou du Christ. Le spectacle théâtral se double de l’évocation d’une  autre crucifixion entre Rembrandt et Bacon.

Everywoman Avec Helga Bedau (en vidéo)Ursina Lardi (jeu) mise en scène de Milo Rau.

Photos Armin Smailovic

Festival d’Automne. Théâtre de la Ville – Les Abbesses 20 – 28 oct. 2022

Qu’il s’agisse  du casting réunissant un collectif de chômeurs en quête d’emploi pour un film sur le meurtre sordide d’un jeune homosexuel (la Reprise), ou du suicide collectif d’une paisible famille du Pas de Calais (Familie), Milo Rau ne s’est jamais départi du souci d’ancrer son théâtre dans le réel.  A chaque fois, que ce soit dans la forme du fait-divers, dans  celle de l’histoire récente,(Oreste à Mossoul), ou  dans celle  de l’évènement singulier lié à l’épreuve de notre commune finitude, la question de la mort est posée

Sollicité pour la traditionnelle mise en scène à Salzbourg  de Jedermann d’Hugo Von Hofmansthal,  Milo Rau s’est  très vite éloigné de la forme allégorique du Mystère médiéval  associé au thème de la Mort de l’homme riche.  Détournant la commande, congédiant la forme du Stationendrama et la lourde figuration de la pièce,  il s’est associé à la magnifique actrice qu’est Ursina Lardi.  

C’est la lettre adressée à Ursina par une simple  spectatrice,  Helga Bedeau institutrice retraitée, qui sert de déclencheur à ce spectacle inédit. C’est ainsi que Jedermann  (Everyman en anglais)  est devenu Everywoman.  Filmé en vidéo, l’entretien des deux femmes se poursuit dans l’appartement  berlinois où demeurait Helga. après avoir fui la petite ville de la Ruhr où elle est née en 1948 Elle n’ignore cependant rien des crimes antisémites dont les rives de la Lippe furent le cadre; rien non plus de l’adhésion de son père au NDSAP.

A l’évocation de ses jeunes années berlinoises des années 68, à sa déclaration d’admiration pour l’actrice Ursina Lardi. découverte plus tardivement, la lettre ajoute un autre aveu en forme de post scriptum: Helga  se sait condamnée par un cancer incurable du pancréas.  

C’est  donc l’expérience nue de l’agonie et de la mort annoncées, dans ce qu’elles recèlent d’énigme et de surprise, qu’il importe d’approcher ici .  On n’invoquera ni quelque Consolation de la philosophie,  ni la vertu héroïque du sacrifice, ni le protocole d’une fin de vie choisie volontairement. Milo Rau sollicite d’abord l’expérience et la mémoire d’Ursina qui doit renonce à se faire  l’interprète ou la représentante d’un  personnage. Car c’est  un trait spécifique du metteur en scène suisse-allemand de ramener ses interprètes au plus près d’eux mêmes et de leurs expériences particulière, de renoncer à ‘enrôlement et au piège de l’identification , pour se rapporter d’abord à leur expérience vécue et à leur mémoire.

Ainsi le surgissement  impromptu de l’échéance de  la mort,  s’apparente à l’angoisse même que de son coté, Ursina raconte avoir perçue un jour dans l’œil étonné d’un cheval  soudain terrassé lors d’une course de galop. Elle se rappelle les efforts pathétiques de l’animal se débattant désespérément des quatre fers sur le sol de l’hippodrome, ses vaines tentatives de se redresser pour s’abattre à chaque fois pesamment, sur le flanc.

L’actrice appréhende ainsi l’angoisse de la mort dans le regard d’un animal agonisant. Elle y retrouve comme comme un écho au silence et à l’indifférence du monde évoqués par le célèbre tableau de Brueghel l’Ancien: La Chute d’Icare. C’est ce silence et ce mutisme, . cette extrême solitude et cette indifférence que s’efforcent de briser la tentative de poursuivre, par-delà l’espace et le temps, l’échange entre Helga et Ursina.

A l’écran, la longue table apprêtée et décorée comme pour une fête de famille ou un banquet d’adieu,  s’est  vidée de ses convives. Sous l’écran,, le dispositif scénique, ne relève déjà plus que de l’inventaire après décès.  De l’appartement berlinois déserté ne subsistent bientôt qu’un piano,  des dossiers médicaux ; des partitions et  des photographies encadrées et quelques chaises  

Ursina Lardi erre sur le plateau comme sur une plage à marée basse,  parmi  les sédiments accumulés au cours de  toute une  existence.  Elle feuillète dossiers et partitions,  effleure les objets, feint de déplacer  un énorme bloc de pierre factice.Cette masse gelée est  semblable à celles qui dévalent parfois les pentes  des Alpes. C’est aussi l’image hyperbolique des tumeurs cancéreuses qui  agissent secrètement  dans le corps de la malade. Il  dit l’imminence de la catastrophe et le patient travail de la mort.

 De la véritable Helga, ne nous  parviennent  que les séquences, jadis   filmées en  vidéo par Milo Rao et son équipe. On approche par une succession de gros plans le corps pantelant et le pauvre visage tourmenté de la malade  L’épidémie de Covid ayant accru sa solitude, en fermant les portes des théâtres. Helga dit songer à partir rejoindre son fils  en Grèce. Cependant, bien que nous n’apprenions ni où,  ni quand ni comment  elle est finalement entrée dans sa nuit, c’est un ancien désir qu’elle formule, un désir de théâtre qui trouve à se réaliser par le truchement d’Ursina Lardi: le désir de celle qui se souvient d’avoir tenu jadis le rôle muet de Rosaline dans le  Roméo et Juliette d’un  spectacle amateur. 

Si la mort est bien ce moment où le désert grandit, ce retrait ou ce lent effacement sans retour, son approche réclame néanmoins l’écoute et le regard d’un témoin, l’assistance de spectateurs. Cela passe par la présence tranquille de l’actrice; par le simple apport d’un verre d’eau par delà la frontière de l’écran, par l’interprétation en direct d’une pièce de Bach et par l’attention des spectateurs que nous sommes. C’est ce qui fait toute la force de ce spectacle bouleversant dénué de complaisance morbide.et de voyeurisme.

C. D

Catarina et la beauté de tuer des fascistes

Texte et mise en scène TIAGO RODRIGUES.

Production  Teatro National D. Maria II (Lisbonne)

Avec António Afonso Parra, António Fonseca, Beatriz Maia, Carolina Passos Sousa, Isabel Abreu, Marco Mendonça, Romeu Costa, Rui M. Silva
 Theâtre des Bouffes du Nord, du 7 au 30 octobre 2022. Spectacle en portugais surtitré en français et en anglais. Texte publié par les Solitaires intempestifs

Nous sommes transportés en l’an de grâce 2028, au seuil d’un pavillon de bois clair au sud du Portugal, au coeur d’une clairière plantée de chênes-liège. C’est là que Tiago Rodrigues nous convie à l »étrange fête familiale quasi immuable qui célébre  le geste inaugural de la vieille Catarina Eufémia qui  tua son propre mari, complice  du meurtre  de sa meilleure  amie par les  sbires fascistes de Salazar en 1954.

Autour de la table dressée, tendue d’une belle nappe blanche délicatement brodée du mot d’ordre antifasciste  Nao passarao, on négocie les ingrédients requis par la recette des pieds de porc marinés  servis traditionnellement pour l’occasion. Singulière beauté du cérémonial ironique et baroque où les protagonistes, hommes et  femmes, arborent  les longues jupes noires  de l‘aïeule initiatrice de la tradition aux allures de meurtre rituel.

 La fable commence donc en tragédie par un  meurtre originel, un féminicide diront les plus jeunes femmes de la famille.  Ce meurtre initial scelle une dette insolvable qui traverse  soixante-quatorze années de l’histoire du Portugal.  Elle se poursuit en forme de carnaval où s’estompent les distinctions de sexe, de genre et d’âge: tous les participants, des plus jeunes aux plus vieux,  de la mère aux oncles, au neveu  et aux filles, sont des Catarina ayant  fait serment de tuer un fasciste conformément à la tradition. L’affaire se conclut immanquablement par la plantation d’un chêne- liège au pied duquel sera enterré le fasciste exécuté.

Tout semble manifester l’apparente immuabilité du rituel qui accompagne le sacrifice du fasciste pris en otage. On apporte le jeune chêne-liège en pot et on prend la traditionnelle photo de famille. Fleurs, chants et danses célèbrent l’entrée annoncée de la plus jeune des Catarina , la petite vierge menue et parée; celle dont le tour est venu de tuer son fasciste, scellant du même coup les noces de sang perpétuées depuis soixante-quatorze ans dans la famille.

En sueur, livide, muet et prostré en bout de table, un seul des convives, en chemise blanche et chaussures de ville est exclu des festivités: il est le fasciste à sacrifier. Affichant les dehors du jeune cadre  terrorisé pris en otage, il est celui que la fête menace de  transformer en plat de résistance du repas traditionnel.  A l’instar du festin annoncé, les pieds de porc marinés  traditionnels cuisinés pour l’occasion , participent ironiquement du rituel tragique et du festin anthropophage.

 Par-delà l’intransigeance incarnée par une mère gardienne implacable de la loi ancestrale, il faut compter cependant  avec  les incertitudes  liées au passage du temps, les petits signes  d’érosion de la tradition qui percent ici et là. : il faut encore compter avec les motifs plus récents du féminicide ; avec la nièce convertie au véganisme  qui dit son dégout de la nourriture carnée préparée pour l’occasion ; avec le neveu écologiste rêveur qui, muni de jumelles, observe le vol  et la nidification  des hirondelles ; avec l’oncle qui consent à amorcer un dialogue avec le fasciste condamné, et même  avec la jeune Catarina qui baisse le revolver dont elle devait faire l’instrument de la justice.

Tout bascule alors avec la parole libérée de l’ex-condamné à mort qui, une fois gracié,  verse bientôt  dans  l’interminable logorrhée d’un pur délire fascisant.   Ce déferlement de haine qui évoque  les ultimes éructations  d’un Arturo Ui,  les provocations d’un  Bolsonaro, les grossiéretés d’un Trump, ou l’indigeste rhétorique d’un Zemmour, ne peut manquer d’interpeler le public. Le débat ouvert dans la famille antifasciste gagne bientôt les rangs des spectateurs.

Les questions se redoublent et interrogent le sens cathartique de la représentation« Qu’est-ce qu’un fasciste ? Y a-t-il une place pour la violence dans la lutte pour un monde meilleur ? Pouvons-nous violer les règles de la démocratie pour mieux la défendre ? », demande Tiago Rodrigues.

Car, par-delà les invectives qui fusent de la salle et les programmes froissés transformés en inoffensifs projectiles, ce  spectacle a-t-il encore valeur  d’acte de résistance, ou n’est-il plus qu’un simple exorcisme ? L’excellente troupe du Teatro Nacional D. Maria, fait-elle de nous les  comparses d’un  jeu de massacre inoffensif  et  convenu, ou les complices potentiels d’un fascisme  toujours menaçant ?  

Ce spectacle sans didactisme affiché  renoue-t-il  avec le caractère expérimental  du Lehrstück  brechtien, ou renouvelle- t-il , jusque dans les  rangs du public,  le caractère immersif de ce qui fut, jadis, le « théâtre invisible » d’Augusto Boal ?

Quelle vertu accorder à l’interminable monologue final de la parole déchaînée du fascisme ? Certes, l’évident talent du comédien qui s’en fait l’interprète, vomissant tour à tour sa haine des femmes, de l’homosexualité,de l’avortement, des migrants et de la démocratie, remplit pleinement son rôle provocateur. Les uns se prennent au jeu tandis que d’autres, de guerre lasse, quittent la salle. Concluons qu’au-delà de tout didactisme et de tout simulacre de participation du spectateur, La beauté de tuer des fascistes a pour fonction cathartique d’aiguiser notre vigilance face à l’éventuel  retour de la « bête immonde ».

photographie Jaime Macedo