FAMILIE par Milo Rau et le NT Gent

Nanterre Amandiers 3 – 10 oct. 2020. Reprise en tournée

Conception et mise en scène :Milo Rau. Texte :Milo Rau et les interprètes. Avec :An Miller, Filip Peeters, Leonce Peeters, Louisa Peeters. Recherche et dramaturgie : Carmen Hornbostel. Décor et costumes :Anton Lukas, Louisa Peeters. Vidéo : Moritz von Dungern. Lumières : Dennis Diels.

Spectacle en néerlandais surtitré en français

Dans les années soixante-dix,  Concert à la Carte de F. X. Kroetz avait marqué l’époque de ce qu’on avait nommé le « théâtre quotidien » : le déroulement de la soirée ordinaire d’une jeune secrétaire esseulée dans son minuscule appartement atteignait son point d’orgue   par un  suicide par empoisonnement.

Même s’il cerne la violence brute d’une issue analogue, le réalisme du théâtre de Milo Rau ne sacrifie pas pour autant à l’esthétique naturaliste du constat. Il « double » en quelque sorte le réel en resserrant le drame représenté au plus près de l’existence même de ses interprètes – professionnels  ou non –  Ainsi, en 2017, pour Five Easy Pieces,  les méandres et arrière-plans  de « l’affaire Dutroux »  passaient par le regard d’enfants d’âge proche de celui des jeunes victimes du tueur. En 2018, la Reprise, consacré au meurtre sauvage à Liège d’Isane Jarfi jeune musulman homosexuel mobilisait un petit groupe de femmes et d’hommes au chômage candidats au casting sensé sélectionner les interprètes d’un film. La distribution de   Familie, qui se présente aujourd’hui  comme le dernier volet de ce triptyque emprunté directement à la rubrique des faits divers, réunit les quatre protagonistes que sont, dans la  vie réelle,  An Milller, Filip Peeters, acteurs de profession, et leurs deux filles Léonce et Louisa.

« L’affaire Demeester » qui éclate en septembre 2007 dans la banlieue de Calais demeure une énigme close par une enquête de police  restée non concluante.  Qu’est-ce qui mène en effet les quatre membres d’une famille honorable de la classe moyenne du Calaisis à solder en une seule soirée, par un suicide collectif soigneusement planifié, le cours d’une existence sans aspérités ? Nulle violence domestique, nul motif économique ou psychologique, nul conflit générationnel  n’anticipe ce dénouement brutal qui scelle, par pendaison, la mort simultanée d’une mère, d’un père et de leurs filles de quatorze et seize ans. Pour tout adieu, un mot recommandant  les chiens au voisinage accompagne  ce message  laconique griffonné sur un coin de canapé: « On a trop déconné. Pardon. »

 L’enquête préparatoire au spectacle menée auprès du voisinage et de la population de la région sur, « l’affaire  »  s’avérant improductive, chacune des interprètes des filles est alors conviée à dresser l’inventaire des préférences, petites manies et rituels coutumiers dans  la famille Miller-Peeter : cajoleries prodiguées aux deux chiens de la maison, lecture de Harry Potter et révisions d’anglais pour les filles; propension au naturisme chez le père, affichage de photos, profession de foi écologiste et goût de la mère pour la musique de Rameau. Si elle dit son souhait qu’elle soit jouée lors de ses funérailles, rien dans les actions ou les paroles échangées ne constitue pour autant un indice ou un schème explicatif de l’issue tragique de cette tranquille soirée domestique.

Dramaturgiquement exempte de tout enchaînement causal, la représentation de cette tragédie domestique  reste immanente  à la banalité et au cours ordinaire des choses. La distance et « l’étrangeté » n’y sont porteuses d’aucune « leçon » : pas plus qu’une « faute », qu’un mot ou qu’un acte déterminés n’entrainaient le déchaînement de violence de la Reprise,  le retour vers la tragédie antique dans les ruines d’Oreste à Mossoul ne préfigurait,  via la généalogie criminelle des Atrides, la fin des Demeester.

Chez Milo Rau, le réalisme ne procède  pas d’un simple effet de miroir posé devant le monde. Il opère par éclats, fragments, changements de focale, montage et variations prismatiques. Manipulée à  vue, une  caméra vidéo explore tous les recoins de l’appartement où se déroulent les séquences de ce qui n’apparaîtra qu’après-coup comme les stations d’un rituel de mort. L’écran qui surplombe la scène aménagée en maison de verre traduit en gros plans les menus évènements qui, d’une pièce à l’autre, jalonnent le quotidien de  cette famille : douche pour la mère ; préparation du dîner par le père ; lecture, visionnage de petits films d’enfance anecdotiques pour les filles ; banalité  d’échanges téléphoniques familiaux ; sortie des poubelles qui prend des airs de déménagement nocturne ; attention scrupuleuse portée au règlement des factures et au choix des costumes et des robes de bal confectionnées par l’ainée. Cela va des occupations coutumières d’une soirée réunissant le cercle de famille, aux quatre nœuds coulants que le père fixe à la poutre d’entrée de la maison.

Cependant, la liberté laissée aux interprètes n’exempte pas la représentation du recours à de petites dramatisations ponctuelles qui introduisent un principe de variation dans l’accomplissement de la fatalité tragique. Telle nous apparait la révolte improvisée de Léonce et Louisa qui tentent  brièvement de se soustraire à l’emprise d’une mère qui enjoint à ses filles de se conformer jusqu’au bout au rituel convenu.  Il y a là comme une façon de ménager ce qui, dans l’économie de la tragédie antique, fonde le refus d’Ismène face à la détermination d’Antigone, ou celui  que  Chrysothémis oppose à l’intransigeance d’Electre. En faisant confiance à la subjectivité singulière de ses interprètes, le metteur en scène ménage la possibilité d’une réalité autre : le  théâtre de Milo Rau ou le réel et son double. Par la mise en contiguïté des deux familles -celle des interprètes et celle des protagonistes réels- c’est l’opposition même du réel et de  la fiction qui disparait alors..

Le suicide par pendaison simultanée des quatre membres d’une même famille semble obéir aux termes d’un contrat tacite. Il se réalise dans une sorte de main-à-main solidaire qui répète ironiquement l’image paisible de la photo de groupe affichée au salon. Au carrefour de la politique et de la vie quotidienne, la tragédie tourne à l’humour noir de la comédie et la « déconnade » au carnaval glacé de ce que le metteur en scène désigne comme « une messe noire de la vie ».

C. Drapron

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