OTHELLO ou le Maure de Venise
De William Shakespeare
Mise en scène Jean-François Sivadier.AvecCyril Bothorel, Nicolas Bouchaud, Stephen Butel, Adama Diop, Gulliver Hecq, Jisca Kalvanda, Émilie Lehuraux.Texte français Jean-Michel Déprats. Collaboration artistique Nicolas Bouchaud, Véronique Timsit. Scénographie Jean-François Sivadier Christian Tirole Virginie Gervaise.umière Philippe Berthomé Jean-Jacques Beaudouin.. costumesVirginie Gervaise. SonÈve-Anne Joalland. AccessoiresJulien Le Moal. Assistante à la mise en scène Véronique Timsit.
Photographie Jean-Louis Fernandez.
Face à la menace turque, la République de de Venise s’est dotée d’un redoutable bras armé en la personne du Maure Othello. L’alerte ne sera pourtant que de courte durée, jusqu’à ce que la tempête qui disperse la flotte turque voguant au large de Chypre laisse le champ libre aux projets d’intégration inédites du noir Othello (splendide Adama Diop qu’on a pu découvrir en Lopakhine de la Cerisaie dans la mise en scène de Tiago Rodriguez).
Voilà donc Venise sauvée.
Auréolé du prestige de ses prouesses guerrières passées et quoique marqué du stigmate de sa négritude, Othello n’en est pas moins salué en vainqueur .
a su gagner les faveurs de la noble et impulsive Desdémone qui , par amour, l’a suivi jusqu’à Chypre.
De retour dans une Venise apaisée au terme d’une expédition guerrière qui a pris des airs de voyage de noces, Othello et Desdémone accostent. La scénographie faite de cadres mobiles tendues de bâches de plastique luisantes, dessine, dans les ors et les scintillements de l‘eau les méandres d’un luxueux palais vénitien. C’est là que Desdémone et Othello entendent filer le parfait amour.
Mais qu’on y prenne garde, ce pourrait être aussi, à la manière d’un décor de Cocteau, le creuset des maléfices et des sortilèges.
Fille du sénateur Brabantio (Cyril Bothorel , fantoche dérisoire qui parade en short de colonisateur anglais en ruminant son dépit de père » trahi « ) Emilie Lelhuraux campe une Desdémone qui refuse d’en remettre sur son désir. Sa ferme décision de se donner un époux de son choix et d’éconduire les prétendants triés parmi les meilleurs partis de la cité font d’elle une rebelle. a fortiori, l’élection d’un sauveur venu d’Afrique, ne peut qu’alimenter ressentiment et rumeurs complotistes.
Nicolas Bouchaud est Iago, l’enseigne d’Othello. L’œil brillant, et prêtant l’oreille aux pires rumeurs qui courent sur ce curieux couple d’une patricienne et d’un ancien esclave noir. Toujours aux aguets, il veille sur sa proie, s’active tel le diable qui, dit-on, ne dort jamais. Il prévient d’ailleurs ouvertement son chef qu’ il y a quelque obscène secret, voire une indécence radicale, à exhiber ainsi ce qui a tous les airs d’une alliance contre-nature. La République ne peut qu’exclure à terme ce corps étranger qui est comme une épine fichée dans sa chair.
C’est la splendide idée de Jean-François Sivadier de tirer parti de l’entremêlement des langues dont et tissé le babil amoureux d’Othello et de Desdémone . Il use d’un tratagème analogue à celui auquel recourt Shakespeare dans Henri V : de même que la, fille du roi de France use plaisamment d’un charabia approximatif pour parler la langue du vainqueur d’Azincourt , l’interprète de Desdémone recourt aux quelques rudiments de langue Wolof qu’elle a appris de son partenaire.
La langue natale de l’acteur d’origine Sénégalaise Adama Diop croise ainsi plaisamment le texte de Shakespeare dans la version de Jean-Michel Déprats. Reste que c’est à la rencontre des corps et des langues que s’attisent les pires fantasmes racistes. C’est ce que laisse entendre le vieux Brabantio : pour qu’Othello ait pu séduire sa fille, il faut qu’il ait fait usage de d’une de ces « fortes mixtures qui agissent sur le sang. »
Tout se joue alors dans cet écart d’une langue à l’autre. C’est en tirant parti de cet écart entre-deux langues, dans ce mixte de tendresse , ou de cette « mixture » que Iago peut invoquer le recours à un tour de « magie noire » dont l’homme africain est supposé détenir les secrets. Drogue ou sortilège, la parole d’Othello trahit en lui l’étranger. C’est ce qui rend le langage de l’autre, radicalement suspect. Mêlé au poison fantasmé de quelque philtre de contrebande, il se révèle irrecevable, inassimilable parce qu’elle n ‘est plus que la parole inaudible, du « sauvage », du « barbare » ou de l ‘animal
Dans la grimace de sa jouissance perverse, Iago, agence les rouages de sa machine de guerre. boite à fantasmes et lanterne magique . Sous le badinage galant des amants, elle hallucine les plus monstrueux accouplements ; ainsi traduit-elle le simple badinage amoureuse en exhibition des pires turpitudes et rabat les simples jeux amoureux sur la fornication la plus débridéee. Du même coup il ne cesse de retourner la parole de l’autre en tous sens, pour n’en offrir à Othello que la version la plus défavorable et la plus équivoque. Racisme et misogynie font alors bon ménage.
Machiniste et maître manipulateur des pires fantasmes, Iago- Bouchaud peut glisser des plaisanteries les plus salaces, aux allusions à une sexualité « bestiale » et de là, aux blagues les plus recuites sur… « les femmes au volant. » De même qu’Il n’est jusqu’à l’innocente intercession de Desdémone auprès d’Othello en faveur de Cassio (Stephen Butel ) qui ne puisse être versée à charge , il n’est jusqu’au mouchoir dérobé par Emilia (Jisca Kalvanda) qui ne devienne la pierre de touche de l’adultère supposé. En habile prestidigitateur, Iago s’entend ainsi, note Daniel Sibony, à faire surgir sous les mots, la chose même. Livrée au jeu abyssal de la traduction et de l’interprétation paranoïaque, la pièce ne peut plus s’achever qu’en carnage.
Au terme de cet ensauvagement de la langueconclu par un féminicide, c’est le visage barbouillé de blanc de céruse et marqué des scarifications tirées d’on ne sait quel rite , qu’ apparaît finalement Othello. Dans le miroir déformant que lui tend Iago, se concentrent tous les stigmates de la sauvagerie .
Si Venise tremble encore, ce n’est plus que du frisson mordoré des eaux réfracté sur ses murs.